Le 11 juillet 2024 étaient présentés les nouveaux gouvernements MR-Engagés en Wallonie et à la Fédération. C’était la «révolution azur». Un an après, la «tactique du salami» employée a produit beaucoup d’hostilité, mais pas encore beaucoup de fruits.
Le 11 juillet 2024, il y a presque un an, c’était le jour de la fête de la Communauté flamande. Le nord célébrait une vieille bataille, au sud pointait une révolution. Pendant que les autorités flamandes, en affaires courantes, se préparaient à une transition longue et tranquille, d’une décevante ministre-présidence Jan Jambon à un terne gouvernement Mathias Diependaele, deux francophones annonçaient l’avènement, en Région wallonne et en Fédération Wallonie Bruxelles (FWB), du Royaume des mieux.
Georges-Louis Bouchez et Maxime Prévot avaient accéléré la rédaction des deux Déclarations présentées ce grand jour-là en conférence de presse, celle de politique régionale (DPR) et celle de politique communautaire (DPC), pour pouvoir les présenter à une presse plutôt ravie, et les brandir à des Flamands plutôt gênés. Ils avaient tous les deux, royalement, mené de larges mais rapides consultations, bellement orchestrées, avec des centaines d’organisations de la société civile, jusqu’aux patrons flamands du Voka qui avaient été invités, et à une dirigeante socialiste de PAC, l’organisation d’éducation permanente du pilier honni, qui avait été engueulée. On ne savait pas encore, ce 11 juillet 2024, qui seraient les ministres-présidents, des personnalités nouvelles à coup sûr, moins visibles que leurs prédécesseurs conséquemment. Auparavant, ceux qui allaient diriger les exécutifs pilotaient les négociations, et cela aussi c’était une rupture.
Même si jusqu’au 14 juillet et à la désignation, par les présidents eux-mêmes, des équipes ministérielles, Georges-Louis Bouchez avait laissé le doute circuler. Il hésitait à s’installer à l’Elysette, tant la DPR et la DPC portaient sa signature bleu royal, il pourrait aussi laisser le parti, ou le garder, il ne savait pas, et à la conférence de presse où il impatronisa Adrien Dolimont, il expliqua qu’il l’avait décidé un quart d’heure avant, ce qui n’est pas tout à fait une manière de renforcer son ministre-président. Le choix d’Elisabeth Degryse par Maxime Prévot surprit également mais s’expliquait différemment. Le nouveau centre voulait promouvoir une de ses recrues les plus emblématiques, l’ancienne patronne des Mutualités chrétiennes, ancrée dans ces corps intermédiaires qui avaient été consultés et qui, pour certains, pour beaucoup même, organisations patronales exceptées, commençaient à s’inquiéter. Les Engagés, leurs recrues et leurs ministres, seraient les garants d’une révolution, certes, mais une révolution équilibrée. A la Fédération Wallonie-Bruxelles d’ailleurs, il avait fallu en vitesse faire entrer deux hommes dans l’exécutif Degryse, parce que la féminisation avait été trop radicale. Il faut légalement au moins un tiers de ministres de chaque genre, et aucun des deux partis ne s’en était aperçu jusqu’à la présentation des équipes. Les deux présidents refilent vite quelques petites compétences communautaires à Adrien Dolimont et Yves Coppieters, quotas masculins.
La priorité absolue
Mais enfin ce 11 juillet, sur l’écran géant devant lequel s’étaient assis les deux présidents, le coq hardi, rouge depuis Paulus, érubescent depuis les réformes de l’Etat, socialiste presque sans le cacher, était repeint d’azur. Les médias, prônant les vertus de l’alternance, se réjouirent de la promptitude des négociations, et globalement saluèrent les «réformes nécessaires» des deux plus importantes entités francophones. Le vent nouveau avait soufflé sur les urnes, une nouvelle hardiesse allait renverser les vieilles hiérarchies. Parce que c’était leur projet, et il y avait quelque chose de macroniste dans ce grand souffle bruyant.
La priorité absolue était budgétaire, on allait enfin gérer ces entités en ingénieurs et plus en poètes, comme avait dit ici encore Georges-Louis Bouchez, on allait inscrire une règle d’or budgétaire dans les premiers décrets de la législature, et dix années étaient offertes à la Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles pour atteindre un équilibre conjoint. Après des décennies de déficits complaisamment creusés par une gauche dépensière, il était temps, disaient-ils. L’appréciation était d’autant plus applaudie que, du Nord, l’air glacé de l’austérité était censé traverser tous les étages d’une Belgique en réfection complète.
Certaines économies étaient de tout confort, comme celle sur le volume des cabinets et du nombre des ministres. Chacun des deux partis au pouvoir disposant désormais de beaucoup plus de ministres et donc de davantage de cabinettards à employer que sous la législature précédente, tripartite, les nouveaux francophones pouvaient se vanter d’un moindre total de ministres, donc de cabinets, et de cabinettards, que précédemment, sans qu’aucun effort ne soit en fait accompli, ni par le MR ni par Les Engagés, et cela fut très apprécié.
Une autre des mesures de l’appelée Azur, encore plus acclamée, allait coûter cher, sans que l’on puisse, aujourd’hui, rassurer MR et Engagés sur des effets électoraux à plus long terme. Emblématique de la volonté commune de soulager les Wallons d’une pression fiscale contondante, la baisse des droits d’enregistrement pour une première habitation de 12,5% à 3%, comme celle des droits de succession, est un plaisir à un coup pour les classes moyennes supérieures, les seules qui seront vraiment avantagées par comparaison avec les dispositifs (le chèque-habitat notamment) remplacés. Mais c’est un plaisir à un coût de plusieurs centaines de millions d’euros pour les finances wallonnes, que l’on devait pourtant redresser. Un an après, il est en outre désormais établi que ceux parmi les classes moyennes supérieures qui en profiteront vraiment seront les vendeurs, et beaucoup moins les acheteurs, car les prix ont déjà monté pour compenser la baisse des droits.
La décision contestée
Une décision plus contestée était, elle, vouée à compenser en partie le manque à gagner des précitées: la refonte, en fait presque la suppression, des aides à la rénovation énergétique, surtout celles auxquelles la classe moyenne était éligible. Les surcoûts, remis sur le dos d’un prédécesseur écologiste, Philippe Henry, qui nia, mais étrangement pas sur celui de l’ancien ministre du Budget, Adrien Dolimont, qui surjoua la colère, étaient estimés à 600 millions, mais le système fut si brutalement arrêté que les très nombreux recours sont promis à un très dispendieux avenir.
Entre ces petites économies symboliques dans les cabinets, les trop chers cadeaux calibrés au bazooka, et réformes ratées d’aides pas moins chères, la trajectoire budgétaire des redresseurs révolutionnaires, un an après, suscite donc des doutes, au-delà des rituelles protestations de l’opposition.
Il n’empêche, de très substantiels efforts seront réalisés jusqu’à 2029. Ils le doivent. Ils ont été proclamés au plus fort de l’enthousiasme révolutionnaire, sont déjà en cours, doivent ajouter des épisodes à la saga du vent nouveau, et devraient se concrétiser si l’Azur, comme ils l’appellent sans que la marque prenne vraiment, veut tenir ses ingénieux engagements pécuniaires.
La tactique du salami
La méthode de répartition des efforts était de bon sens, pour deux partis soutenus par une majorité d’électeurs. C’est la tactique dite «du salami». Une vieille idée, conceptualisée par les putschistes communistes hongrois, qui prirent le pouvoir –sans majorité dans les urnes, eux–, juste après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de s’en prendre aux secteurs réticents de la société civile tranche par tranche, acteur par acteur, sans dépasser évidemment, pour éviter que de trop gros blocs sociaux se solidarisent dans une commune opposition.
«Tranche après tranche, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien», disait le chef communiste hongrois, Mátyás Rákosi, qui élimina ainsi progressivement toutes les opposants organisés, dans l’Eglise, les différents partis d’opposition, les syndicats non alignés sur le parti, etc. L’aspiration totalitaire en moins, les coalitions d’alternance de la Région et de la Fédération, majoritaires dans l’opinion, ont ainsi voulu, comme tout gouvernement de réforme, reporter les efforts sur ceux, forcément minoritaires, qui n’avaient pas voté pour eux, voire qui leur étaient fermement hostiles.
Le problème, un an après l’acquisition de la trancheuse, c’est qu’elle a tendance à déborder. Elle coupe plus large que ce qu’auraient voulu, individuellement, les deux partenaires de coalition, et même à ce sur quoi ils s’étaient mis d’accord ce qui tend à unifier les petits bouts trop gros du salami entre eux, et à désolidariser les trancheurs entre eux.
L’incision dans la haute fonction publique, où les hauts fonctionnaires socialistes étaient surreprésentés et ne le sont désormais plus, est un exemple de charcutage précis et populaire. Tout comme le remplacement de presque toutes les directions d’intercommunales par des mandataires MR et Engagés, quand bien même dans ce grand mouvement de vertueuse dépolitisation, les membres du collège communal d’Ham-sur-Heure-Nalinnes ont été particulièrement bien dotés en présidences, c’est la commune d’Adrien Dolimont, et même si Les Engagés, c’est le parti du ministre des Pouvoirs locaux François Desquesnes, sont montés dans beaucoup plus d’organes de gestion que n’auraient dû leur permettre leurs résultats électoraux, notamment grâce à d’opportuns recours victorieux.
Mais les autres entailles ont été maladroites.
Les coupes sévères de subventions facultatives, sous le double couvert de dépolitisation et de fin du «fait du prince», avaient tout pour accroître la popularité des révolutionnaires turquoise et bleus. Mais il n’y a pas que les associations environnementalistes et la gauche syndicale qui y perdront de leur viande, et de très nombreux acteurs du non-marchand, de la culture, du tourisme ou du sport, sentent déjà le froid d’acier de la lame, et commencent à s’en plaindre aussi.
En sabrant à la fois dans les médias locaux et la RTBF tout en voulant se préserver la bienveillance des médias privés, les révolutionnaires bruxello-namurois ont déçu les publics des médias locaux et les usagers de la RTBF, et c’est bien plus de monde que les amis de l’administrateur général Jean-Paul Philippot ou la famille de chroniqueurs éconduits pour wokisme.
Les grandes villes, symboles pas toujours usurpés de gestion méridionale hasardeuse, et bastions rouges électoralement rétifs aux 50 nuances de droite, devront faire plus d’efforts que tout autre niveau de pouvoir. Mais les grandes villes rayonnent bien au-delà de leur territoire, et l’abandon des deux extensions du tram de Liège ou les plans Oxygène toucheront bien d’autres électeurs que ceux de la gauche urbaine, et sur un territoire plus vaste que là où il y a encore des maisons du peuple et des logements sociaux.
La fin des nominations dans l’enseignement procédait aussi de la tactique du salami, qui ne devait déranger que cette catégorie parfois perçue, y compris par leurs collègues pas encore stabilisés, comme des statutaires trop contents d’une position décrite comme privilégiée. Mais les enseignants qui ne sont pas nommés aspirent généralement à le devenir, pas à ne jamais l’être, si bien que la disparition promise du statut a ressuscité la lutte de toutes les classes. Et puisque tous les travailleurs de l’enseignement ou presque sont aujourd’hui mécontents de leurs conditions matérielles, actuelles ou futures, il ne reste déjà plus au gouvernement qu’à transformer l’école en bac à sable pour guerre culturelle, avec l’enquête sur l’autocensure, les débats contre l’islam à l’école, ou sur le respect de l’autorité ou sur les jours blancs.
Toutes ces tranches sont sans doute un peu trop épaisses pour être avalées sans bruit.
Surtout qu’une autre trancheuse opère, et c’est sans doute pour cela que les plus récents sondages sont beaucoup moins bons, pour le MR et pour Les Engagés, que les précédents. L’autre trancheuse, c’est celle qu’a enclenchée le nouveau gouvernement fédéral depuis le 1er février, auquel participent pourtant les deux partis des majorités francophones.
Le rapport au pouvoir fédéral est décisif. C’est un rapport direct parce qu’il a des effets budgétaires et symboliques immédiats pour les entités fédérées. La hausse de la quotité exemptée d’impôts que souhaite mettre en œuvre le gouvernement De Wever coûtera plusieurs centaines de millions d’euros aux finances wallonnes, qu’il faudra compenser. Et la limitation dans le temps des allocations de chômage pèsera davantage sur les communes wallonnes, qu’il faudra aider. C’est aussi un rapport indirect, qui a des effets électoraux parce qu’il coupe le salami dans l’autre sens. Ainsi l’action incisive du gouvernement fédéral crée-t-elle des mécontentements là où il n’y en a pas encore, car en Wallonie et à Bruxelles habitent des juges, des militaires, des pompiers ou des policiers qui dépendent du fédéral. Et ainsi les renforce-t-elle là où il y en a déjà, parce que les enseignants en colère sont aussi des futurs pensionnés inquiets, ou que les révoltés du secteur non-marchand sont aussi des travailleurs des soins de santé. Tous ces mouvements longitudinaux ajoutent de l’épaisseur au salami de la révolte, et ce que risque cette jeune et ambitieuse coalition de centre-droit qui s’est installée dans une euphorie révolutionnaire il y a un an presque jour pour jour, c’est la convergence des tranches azuréennes et arizoniennes.
Il y avait quelque chose de macroniste dans le grand souffle bruyant de la victoire du MR et des Engagés.
La tactique du salami consiste à faire faire des efforts à ceux qui ne votent pas pour vous.
Ce que risque l’ambitieuse coalition de centre-droit francophone, c’est la convergence des tranches.